C’est lors d’une Randonnée du Pèlerin (Randodupelerin) que j’ai découvert l’écriture de Sylvain Tesson pour la première fois. Dans une ambiance quasi parfaite de fonds de bois québecois: le cabanon, la chaleur du feu de foyer, le verre de rouge, la pleine lune miroitant sur le lac, les Vêpres de Rachmaninoff en musique de fonds, Jonathan nous faisait la lecture de quelques passages de Tesson. J’ai reconnu dans son écriture une part de mon histoire, une passion commune pour les treks, la solitude, le désert (de glace ou de sable), l’écriture, la réflexion profonde et honnête sur la vie. Alors, prise d’un coup de nostalgie ce Noël passé, je me suis offert ‘Sur les chemins noirs’ (2016) où Tesson raconte son périple à travers la France, sur des sentiers bruts, cachés, inconnus des promeneurs. Coïncidence magnifique: j’ai parcouru certains de ces lieux (le Mercantour, le Verdon et les Cévennes) avec différents groupes d’amis adeptes de la marche et de folles aventures.

Comme Tesson, j’aime percer le secret, rappeler l’oublié, vivre le silence de l’absence et, comme il le dit si bien, “disparaître dans la géographie” (p.34). Cette fascination pour le trek à travers des chemins noirs, qui nous invitent à passer dans l’ombre et l’inconnu, est le reflet d’une âme. Pour Tesson, “les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux” (p.35) qui consistent à se détourner de notre monde hypermoderne. C’est l’occasion de prendre de la hauteur, de questionner, de se défaire de nos bagages, de vivre à l’abri des exigences de la vie. Bref, c’est le moment de sortir de certains états maladifs de la modernité. Mais quel est le sens de ce périple? Quel en est l’aboutissement? En fin de parcours, Tesson nous livre que ce retrait lui ouvre de “nouveaux chemins noirs: ceux que je devais inventer, hors du 25 000e”. Il ressort de ce périple sans avoir percé ni le mystère de l’existence, ni le sens de son voyage. Toujours aussi pressé par l’incertitude, certes enrichie d’une parenthèse poétique, il ressent le malaise de l’avenir, car “personne ne savait très bien ce que lui promettaient les métamorphoses” (p.142).

Son parcours me paraît symbolique d’une quête tout à fait moderne. Non pas que la quête en soi soit nouvelle, puisque la recherche du vrai, du bon et du bien est au coeur de l’existence et traverse les âges. Mais, la manière de la vivre et son point d’arrivée, à savoir le constat de la même incertitude qui l’avait motivée, tout cela est bien propre à notre époque. Car, le moderne ne cherche pas avant tout à parvenir à la vérité dans sa quête. En réalité, il se conforte souvent dans le pli de l’incertitude, le repli hors du sens défini. Douter fait partie de son identité: c’est un signe de maturité, de rationalité, de refus des illusions de la croyance aveugle, une expression du courage de vivre à contre-sens de l’histoire, de l’autorité. Ne pas se situer ou s’ancrer, c’est sa liberté, comprise comme un non lieu ou peut-être, comme le suggère Derrida, un lieu “pourvu que ce Lieu ne soit pas un lieu, un enclos, une localité d’exclusion, une province ou un ghetto”(1). Si le moderne ne veut pas s’arrêter sur une vérité, se définir tout à fait pour ou tout à fait contre, c’est parce que le sens serait toujours en construction, en devenir, même s’il tourne en rond et ne pose jamais de jalons sûrs. Rester dans le flou, partir en quête d’un je ne sais quoi, d’un “Là-Bas”, d’un avenir, d’une promesse, d’un chemin noir, telle est la formule du jour.

Poétique? Pas tout à fait. Car le moderne honnête avoue le malaise que cette absence suscite en lui (2). Et s’il prend le risque de confronter son malaise, au lieu de s’y conforter, il prend conscience du fait que ce pli devient rapidement crevasse, devient gorge, devient précipice. Car, le flou du sens ne peut indéfiniment nourrir l’existant. Vient le moment où le monde immanent s’essouffle sous son plafond de verre, où les questions pressent, où les manières d’”inventer, hors du 25 000e” s’épuisent. Dans son errance trouvera-t-il un point fixe?

Me viennent à l’esprit les paroles de Jésus Christ adressées à Thomas, celui qui poussa le doute jusqu’au bout, refusant de croire sans voir, sans toucher le Jésus ressuscité. À cet homme très moderne, Jésus dit: “Je suis le chemin, la vérité et la vie” (Jean 14:6).

Ces paroles réunissent nos trois éléments: le chemin que nous parcourons, la vérité que nous éludons, la plénitude de vie (ou de sens) que nous recherchons. Par cette affirmation, Jésus répond à Thomas qu’il est non seulement le chemin de Dieu, vers Dieu, mais aussi le chemin que Dieu a emprunté pour venir vers l’homme. Il est le chemin où l’homme et Dieu se rencontrent, où l’homme et la vérité se retrouvent, où l’homme et la plénitude de vie se confondent. Ce chemin n’annule ni la quête, ni la liberté. Jésus nous invite à chercher. Mais il nous invite aussi à trouver que dans son chemin sont la vérité, la certitude, l’ancrage et la plénitude de sens qui permettent de vivre libre.

Dans son roman, Sylvain Tesson décrit la nature qu’il traverse et lève souvent le regard. Là il voit les arbres, il ferme les yeux et sent la sève, il a conscience des branches qui s’ouvrent et se referment sur son chemin. Peut-être manque-t-il de regarder aussi vers le bas, vers les racines de l’arbre lui-même qui s’est ancré, qui a puisé profondément dans la terre la substance de son être pour s’élever?

Il importe de passer par le doute, par l’errance. Mais il y a également impératif de nous ancrer dans la vérité qui ne vient pas de nous-mêmes (car qui sommes-nous pour percer le mystère de l’existence?), mais de Jésus Christ. Puissent nos questions se transformer alors en affirmations.


Article republié avec permission de l’auteure. 2019 JuliaMattys.blog.

(1) Derrida, Jacques. L’écriture ou la différence, p. 101.
(2) Taylor, Charles. Un âge séculier.

Banter Snaps