Entrevue avec l’instigatrice de la campagne Arrêter ExploitationHub
Arrêter ExploitationHub est une campagne de sensibilisation à l’exploitation sexuelle qui a lieu sur les plateformes de MindGeek et Pornhub. Cette campagne a été fondée par Rafaela, une femme de 28 ans qui habite à Montréal. Depuis septembre 2020, elle organise des manifestations chaque semaine (à partir du 20 septembre, tous les lundis de 16h à 17h) sur le trottoir devant les bureaux de MindGeek. Au début de la campagne, les revendications de Rafaela étaient peu connues par la communauté québécoise. Toutefois, après un article sur le sujet publié par le New York Times, sa campagne a gagné une plus grande visibilité. Le 9 décembre 2020, la campagne a participé avec 40 organisations et spécialistes à une initiative pour demander à Visa et MasterCard d’arrêter de traiter les paiements du site. Ils ont aussi contribué à l’investigation du Comité d’éthique de la Chambre des communes sur les enjeux de sites web comme Pornhub. Cette entrevue a été révisée pour la clarté et la longueur.
Christina: Quand tu as commencé la campagne Arrêter ExploitationHub, que connaissais-tu de l’exploitation sexuelle?
Rafaela: Pour être honnête, pas grand-chose. Je connaissais très peu sur l’industrie de la pornographie; j’en avais une opinion négative, mais ne connaissais pas les dommages durables [que ces vidéos peuvent avoir sur son public] et les liens qu’il y a entre le trafic humain et cette industrie. Ma compréhension a augmenté au fur et à mesure que je travaille sur cette campagne, en rencontrant des gens qui œuvrent dans le domaine et en étant formé par eux.
Christina: Quelles étaient tes attentes quand tu as commencé la campagne? À quoi étais-tu préparée?
Rafaela: J’avais juste vraiment très peur. Étant une femme, j’avais peur pour ma sécurité. C’est un bâtiment imposant, tout en verre réfléchissant. Aussi, je ne savais pas quoi dire aux gens. Je n’avais pas la rhétorique pour expliquer aux gens et bien articuler ma pensée. Je me souviens que les deux premières semaines, les gens s’arrêtaient et nous parlaient. C’était une des premières fois que je devais trouver quoi dire à quelqu’un et articuler mon point de vue sur le sujet.
Christina: Peux-tu m’expliquer l’enjeu pour lequel vous vous battez et pourquoi Montréal ?
La compagnie qui est devenue MindGeek a été fondée par deux étudiants de Concordia […] Elle est une des plus grandes compagnies pornographiques au monde. Ils possèdent PornHub et d’autres sites semblables. Il y a quelques années, il commençait à faire surface qu’il y avait des vidéos non consentantes sur Pornhub. Ce n’est pas comme à l’époque où il y avait des acteurs et une société de production qui sortait des films pornographiques. Aujourd’hui, les sites pornographiques ressemblent davantage à YouTube, où une personne anonyme peut y télécharger n’importe quelle vidéo. Des gens peuvent filmer des vidéos [non consentantes] comme des vidéos de viol et des images de caméras d’espionnage, et les mettre en ligne.
MindGeek dit avoir une équipe de modérateurs humains qui regardent chaque vidéo pour décider si elle est consensuelle et qui signale les vidéos qui ne le sont pas. Mais soit qu’ils ne regardent pas vraiment toutes les vidéos et laissent les choses s’échapper, soit qu’ils regardent ces vidéos et se trompent en pensant que la personne violée est réellement consentante.
De plus en plus, les victimes commençaient à se manifester, disant qu’ils avaient contacté Pornhub pour qu’ils retirent la vidéo. Souvent, ils n’avaient pas reçu de réponse ou la vidéo était retirée pour être téléchargée à nouveau, quelques semaines plus tard. À ce moment, Pornhub avait un bouton de téléchargement qui permettait aux gens de regarder une vidéo et de la télécharger sur leur ordinateur. Après l’article publié par le New York Times, cette fonction a été supprimée et ils ont fait de gros changements sur leur site. Je ne pense pas que c’était suffisant, mais au moins ils ont retiré des milliers de vidéos et cette fonction a été supprimée.
Christina : Alors, qu’est-ce que tu espères accomplir par cette campagne?
Rafaela: Nous insistons sur la vérification du consentement et de l’âge des participants. Nous pensons qu’ils ne font pas assez pour vérifier l’âge des gens. […] Comment peut-on deviner, simplement en regardant une vidéo, si tous les participants sont majeurs ? Les gens sont maquillés, il fait sombre, parfois on ne voit pas leur visage… Il doit y avoir un meilleur moyen de s’assurer que les gens sont d’âge légal. Cette vérification doit aussi être faite par une organisation tierce, et ne devrait pas être faite à l’interne, par des modérateurs humains qui travaillent pour l’entreprise.
Il devrait y avoir une vérification de l’âge, mais aussi du consentement. Ceci est plus difficile à mettre en pratique. Toutes les personnes présentes dans la vidéo doivent avoir consenti à y figurer. […] le consentement n’est pas une chose ponctuelle, mais doit se faire régulièrement. Chaque année ou tous les deux mois, ils doivent vérifier que toutes les personnes figurant dans les vidéos sont encore consentantes pour que la vidéo soit publiée en ligne.
Deux procès ont été intentés contre Pornhub et nous nous battons pour la justice pour les victimes. Ce n’est pas parce que des changements ont été apportés qu’il n’y a pas de conséquences. Il est déjà trop tard pour toutes ces personnes dont la vie a été endommagée et pour lesquelles il faut rendre justice. Ils ont eu du contenu illégal sur leurs plateformes. Les CEOS doivent être tenus responsables de cela.
Mais nous ne revendiquons pas d’abolir la pornographie. Une telle approche pourrait tout compromettre. Nous devons nous concentrer sur des choses avec lesquelles la plupart des gens peuvent être d’accord. La protection des enfants est, espérons-le, une chose sur laquelle tout le monde est d’accord. Il y a tellement de pornographie juvénile sur ce site et les enfants ne peuvent pas consentir correctement.
Nous devons nous concentrer sur des choses avec lesquelles la plupart des gens peuvent être d’accord. La protection des enfants est, espérons-le, une chose sur laquelle tout le monde est d’accord.
Christina : Vous avez manifesté pendant des mois avant que le sujet prenne de l’ampleur. Étiez-vous préparées à l’explosion du sujet dans les médias vers décembre 2020 et à l’augmentation de votre visibilité ?
Rafaela: Pas du tout. Je me souviens que lorsqu’il a été annoncé que MasterCard et Visa avaient retiré leurs services de Pornhub et cessé de traiter les paiements, on s’envoyait des messages de célébration, c’était trop cool! C’était une journée de manif; on se tenait devant les bureaux de MindGeek avec nos pancartes et on avait ce sentiment d’être en vie, plein d’espoir et d’encouragement.
Christina: Pourquoi manifester ? Pourquoi avoir choisi cette approche ?
Rafaela: Je pense que c’est parce que c’est la seule chose que je sais que je peux faire pour combattre ça. Il n’est pas nécessaire d’être un expert en politique, il suffit d’être humain, de se tenir là et d’être présent. C’était le moyen le plus concret de faire une différence et de sensibiliser les gens. C’était aussi un peu intimidant de se mettre à la vue de tous. Il est tellement plus facile de s’asseoir derrière un écran d’ordinateur et de composer ses pensées. Mais être sur le bord de la route, devant le bâtiment, c’était un peu risqué. Je me dis que c’était peut-être nécessaire, comme une présence physique dans la ville. Mais je n’avais jamais manifesté auparavant, c’était ma première fois et j’avais tellement peur ! C’était simplement quelque chose que je savais que je pouvais faire, chaque semaine.
Peut-être qu’il s’agit d’associer la foi à l’action; s’engager réellement, sacrifier le temps de rester là. Il y a tellement de semaines où je ne veux pas le faire et où je n’ai pas envie de venir. Les gens me disent que je suis si encourageante et inspirante, mais je pense qu’ils peuvent le faire aussi. J’ai l’impression qu’il est facile d’avoir la foi sans les œuvres. Pour moi, ces manifs sont une des façons de mettre en pratique ce que l’on prêche.
Christina : Tu as dit plus tôt: « Nous devons nous concentrer sur des choses avec lesquelles la plupart des gens peuvent être d’accord. La protection des enfants est, espérons-le, une chose sur laquelle tout le monde est d’accord. » Est-ce pour cette raison votre campagne est-elle non-partisane et non-religieuse ? Pourquoi n’avez-vous pas choisi de créer une organisation chrétienne ?
Rafaela: Nous avons remarqué que le plus gros argument des opposants de notre campagne était que tous ceux qui s’opposent à MindGeek et PornHub sont chrétiens, très conservateurs et extrémistes. Nous avons vu que certaines organisations ont perdu beaucoup de crédibilité parce que leurs commentaires [qui prenaient une position religieuse plus ferme] ont été utilisés contre elles. C’est vraiment triste ! Nous avons simplement senti qu’au Québec, à Montréal, cela allait compromettre la cause plus que cela n’allait l’aider.
Je n’essaie pas de cacher ma foi, mais, pour la campagne, nous voulions que le plus grand nombre possible de personnes de toutes les confessions et de tous les milieux politiques se sentent bienvenues pour nous rejoindre. Si nous étions une initiative purement chrétienne, mes amis athées et musulmans n’auraient peut-être pas voulu se joindre à la manifestation. Mais nous avons besoin d’eux ! Nous avons besoin de personnes de toutes appartenances. Nous avons besoin d’être unis, c’est pourquoi nous voulions que la manifestation reste ouverte à tous.
Christina: Les chrétiens ne sont donc pas les seuls à participer aux manifestations ?
Rafaela: C’est exact.
Christina : Comment trouves-tu le fait de travailler avec des personnes de différentes convictions ?
Rafaela: En général, c’est très facile. C’est vraiment cool en fait. Tu peux parler avec des gens avec qui tu n’as pas l’habitude de parler. Vous avez une cause commune et cela prouve simplement que c’est un problème qui va au-delà d’une conviction religieuse spécifique.
Christina: Comment ta foi te conduit-elle dans ce ministère ?
Rafaela: Cela me met vraiment en colère que les gens ne voient pas le caractère sacré de l’être humain, que Dieu nous a créés à son image et que des gens puissent déshumaniser et exploiter d’autres personnes pour leur propre gain. Peu importe ce que cette fille ait fait, comment elle s’est retrouvée dans cette situation difficile, elle est une enfant de Dieu et Dieu aime tous ses enfants. J’ai la responsabilité de parler et de faire quelque chose. C’est ce qui me motive. Mais c’est quelque chose que j’ai réalisé au fur et à mesure que je m’implique. Au début, j’avais une certaine passion pour ce sujet, mais c’est lorsque tu commences à entendre ces histoires et à être là chaque semaine que ton cœur commence à changer. Il y a une différence entre s’intéresser à un sujet et être prêt à venir chaque semaine et te tenir debout pour la cause.
…c’est lorsque tu commences à entendre ces histoires et à être là chaque semaine que ton cœur commence à changer.
Christina : Dans ces moments difficiles, lorsque tu es seule à la manif, comment ta foi te soutient-elle ?
Rafaela: Je pense que, dans ces moments-là, l’erreur que je fais est que je commence à tout ramener à moi. Dans mes pensées, tout dépend de moi et c’est de ma faute si personne n’est là, personne ne se tient à mes côtés, personne ne klaxonne. Je suis en train d’échouer. Mais je dois réaliser que ce n’est pas mon combat, c’est le combat de Dieu. Peu importe ce que je fais, je dois réaliser qu’il est souverain au-dessus du cosmos. Qu’il m’utilise moi ou quelqu’un d’autre, ce qu’il veut accomplir arrivera quand même. Il ne devrait pas y avoir de pression, dès que cela devient inquiétant et pesant, c’est que mon cœur n’est pas à la bonne place et que je me concentre trop sur moi et mes capacités. Je dois me rappeler de ça, et les gens me le rappellent aussi. Beaucoup de gens ont prié pour moi et pour les manifestations. Ce qui m’encourage, aussi, c’est le momentum et le fait de voir les changements arriver au Parlement et chez les gens, c’est vraiment cool.
Christina: Il est clair que nous voyons ce momentum et c’est très encourageant !
Rafaela: Même s’il n’y a pas de momentum, il faut avoir la foi qu’il travaille quand nous ne pouvons pas le voir… D’autres organisations ont travaillé pendant des années pour cette cause et nous ne voyons que maintenant le changement. J’ai pu voir beaucoup de momentum, mais il y a d’autres personnes qui travaillent depuis des années et qui ont été si fidèles et persévérantes. C’est également très inspirant.
Christina: Quels conseils ou encouragements donnerais-tu à une autre jeune adulte comme toi qui a une cause à cœur et qui veut faire quelque chose, mais qui a des craintes ?
Rafaela: Je lui dirais qu’elle est comme moi. La peur est normale et ne devrait pas être quelque chose qui t’arrête. Si tu as une cause qui te tient à cœur et qui est vraiment forte, Dieu l’a mise là pour une raison et il veut que tu en fasses quelque chose. Tu n’as pas besoin d’être un expert et de tout savoir, ni même de savoir comment cela va se passer, mais tu dois simplement le tenter. Sois audacieux, fais un pas par la foi, consulte des gens au sujet des choses pour lesquelles tu as besoin d’aide. N’aie pas peur de la petitesse. Ce n’est pas à toi de faire les choses en grand. C’est le travail de Dieu. Ton travail est de sortir, d’être audacieux, d’avoir la foi et de faire le premier pas.

Christina Jodoin
Christina Jodoin est équipière de P2C à Montréal et travaille principalement auprès des étudiants et jeunes adultes en contexte universitaire. Originaire de la campagne, elle habite maintenant en ville avec son mari Daniel et ses deux filles. Ensemble, ils profitent à fond de la vie urbaine et des trésors qui s’y trouvent.
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