Le salut est pour le monde entier

Le Sermon sur la montagne[1] est un passage fondamental de la foi chrétienne, et l’un des passages les moins bien compris de toute la Bible. S’agit-il d’une « nouvelle loi » à respecter pour pouvoir aller au ciel au moment de la mort? Est-ce le manifeste d’un révolutionnaire politique qui cherchait seulement à élever la condition des plus petits parmi le peuple? Est-ce une liste de critères impossibles à suivre qui nous poussent simplement à la repentance? Ou bien, s’agit-il d’un passage qui ne nous regarde pas, qui a trait à une dispensation future?

Selon Dallas Willard dans son livre, The Divine Conspiracy, il ne s’agit d’aucune de ces options.[2] Le Sermon sur la montagne est une description du royaume de Dieu, le message central de Jésus depuis le début de son ministère. En plus d’enseigner les valeurs du royaume, Jésus rendait visible l’impact de la mise en pratique de ces principes dans ses interactions avec tous ceux qu’il rencontrait. Dans les béatitudes,[3] Jésus explique que dans le royaume de Dieu, ce sont les pauvres et les attristés, ceux normalement les moins à même de bénéficier de l’ascension d’un nouveau roi, qui seraient « heureux ». À travers ses miracles de provision et de guérison, sa compassion et sa colère face à l’injustice, Jésus discréditait le système religieux, politique et économique de son temps fondé sur la loi du plus fort. Son message renversait le statu quo.

Si Willard a raison dans son interprétation du Sermon sur la montagne, l’enseignement de Jésus rapporté dans les quatre évangiles commence soudainement à avoir plus de sens. Les paraboles de Jésus ne sont pas que des histoires marginalement connectées à l’évangile du salut personnel, l’idée qui voit principalement en Jésus une façon d’aller au ciel. L’enseignement de Jésus dévoile l’amour de Dieu pour toute la création, sa présence à l’intérieur de celle-ci et son désir de la renouveler dès le moment présent.

Contrairement à un évangile qui nous permet d’échapper à ce monde, Jésus nous invite à répandre la bonne nouvelle que la création entière est libérée de son esclavage à mesure que ses enfants revêtent les valeurs du royaume de Dieu.

Depuis le tout début

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… »

Pourquoi se soucier de l’environnement, de la nature, des institutions sociales, des arts et de la culture si ce monde est voué à la perdition? Au tout début du récit biblique, nous voyons que Dieu se révèle d’abord comme Créateur. La vocation des êtres humains, quant à eux, est de prendre soin de la création. Avec l’entrée du péché, les hommes et les femmes cessent de remplir cette fonction comme il se doit, et ils deviennent des êtres égoïstes, centrés sur eux-mêmes, leur plaisir et leur profit avant tout, peu importe les conséquences sur la création ou les autres êtres humains qui les entourent.

L’Ancien Testament ainsi que l’histoire humaine confirment les effets néfastes des êtres humains qui négligent leur vocation. L’impact se voit à tous les niveaux de la création : de la destruction du monde naturel jusqu’à la psychologie humaine. Les hommes et les femmes ressentent la honte, ils se voient comme impurs et la crainte s’empare du coeur humain. C’est pour cette raison que les rituels de purification ont été si répandus dans les différentes cultures à travers le monde. On les voit dans les pratiques religieuses des peuples anciens de tous les continents, qu’il s’agisse des Amérindiens, des peuples du sous-continent indien ou des tribus africaines et européennes. C’est ce que nous voyons aussi dans les sacrifices d’animaux au centre des pratiques religieuses des Israélites.

Il n’est donc pas surprenant que les chrétiens aient mis un énorme accent sur le pardon et la purification des péchés qui nous sont accordés à travers le sacrifice de Jésus. C’est approprié, la vérité et la meilleure des nouvelles. Mais ce n’est pas toute la nouvelle. Lorsque notre compréhension de l’évangile s’arrête à ce niveau, nous restons centrés sur nous-mêmes, même dans nos cultes chrétiens. Nos chants et nos enseignements sont centrés sur Dieu… et ce qu’il a fait pour nous. Nous parlons peu de la restauration de ce monde que Dieu veut faire à travers nous, maintenant que nous sommes réconciliés à Dieu et capables, par son Esprit, de porter les fruits de la nouvelle humanité, de pratiquer les valeurs de son royaume.

Lorsque nous adoptons une perspective globale du salut, le livre de l’Apocalypse devient lui aussi un recueil de sagesse d’une grande pertinence pour notre vie et notre monde dès le moment présent. L’Apocalypse est du début à la fin une description cryptée de l’espérance prophétique de l’expansion du royaume de Dieu dans ce monde à travers la connaissance de Dieu et de son Messie : « la terre sera remplie de la connaissance de l’Éternel, tout comme le fond de la mer est recouvert par l’eau. »[4]

C’est pourquoi, lorsque nous lisons dans Apocalypse 12.10 que « le salut est arrivé, ainsi que la puissance, le règne de notre Dieu et l’autorité de son Messie », nous savons qu’il s’agit d’une description non de choses à venir « à la fin des temps », mais de la réalité présente. Jésus règne et son royaume prend de l’expansion à mesure que se multiplient ses enfants, « ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. »[5]

Dieu est au centre

« Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice… »

Comme plusieurs enseignants l’ont déjà si bien exprimé, la nature du péché consiste à mettre quelque chose à la place de Dieu dans notre vie. Dieu seul mérite notre adoration, et aussitôt que nous ne lui donnons plus tout notre amour, notre vie tombe dans le désordre. Il s’agit, en d’autres mots, de l’idolâtrie, et l’idole que nous érigeons au centre de notre vie est l’image de nous-mêmes, notre soi « réalisé » ou épanoui selon notre propre définition du bonheur et du succès. La plupart des croyants acceptent cette définition du péché, au moins en partie, et comprennent qu’apprendre à vivre avec Dieu seul comme objet de notre adoration est au coeur de ce à quoi nous sommes appelés en tant que « nouvelles créations ».

Mais ce n’est pas tout. Sans une vision plus large, nous ne pouvons faire autrement que conclure que le perfectionnement de notre vie intérieure est notre seule responsabilité. Plusieurs chrétiens qui ont cru que leur « sanctification » était tout ce que Dieu attendait d’eux ressentent aujourd’hui l’insuffisance d’une telle définition de la vie chrétienne. Ce sentiment d’incohérence et d’impertinence n’est pas en soi suffisant pour prouver l’erreur du salut privé et individualisé. Mais l’intuition a certainement sa place à côté de l’intellect en ce qui a trait au discernement de la volonté de Dieu, qui est esprit. Cela devrait au moins nous porter à creuser plus loin.

Jésus prononça les mots suivants dans son Sermon, à la suite d’une section sur les biens matériels et la dépendance à Dieu : « Recherchez d’abord le royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné en plus. »[6] Ce verset parle à la fois du contexte du monde régi selon la volonté de Dieu et la manière dont cela se réalise : à travers la justice qui s’enracine dans le coeur humain. Lorsque nous mettons notre confiance en Dieu pour notre propre justification, nous pouvons finalement enlever nos yeux de sur nous-mêmes et placer Dieu au centre. Et c’est à ce moment que nous sommes confrontés par ce qui le préoccupe : l’expansion de son règne afin que la justice puisse s’enraciner dans le coeur comme dans toutes les sphères de la société, pour que se réalisent les paroles du prophète : « …que le droit jaillisse comme un cours d’eau, et la justice comme un torrent qui n’arrête jamais de couler! »[7]

Le renouvellement de toute la création

« Dieu a tant aimé le cosmos qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. »

Dieu aime et veut renouveler la création entière. Il est patient, très patient, pour que cela se réalise. Il pourrait, bien sûr, le faire en un clin d’oeil. Mais il patiente, car il veut le faire avec nous, ses enfants, selon son plan original.

Comment avons-nous fait pour détacher la bonne nouvelle du pardon des péchés au niveau personnel, de la bonne nouvelle de la restauration de la terre entière à travers sa délivrance des conséquences du péché? La réponse courte se résume à ceci : le pendule est allé trop loin. Cela explique aussi pourquoi il existe aujourd’hui, dans certains milieux, un débat intense sur le sujet de la place de la justice sociale dans notre compréhension de l’évangile. Lorsque nous examinons cette question à la lumière de l’histoire de l’Église, nous voyons que le pendule ne cesse jamais d’osciller. La tendance s’aperçoit même en ne tenant compte que des deux derniers siècles.

Vers la fin du 19e siècle, la technologie faisait des avancées incroyables et l’optimisme enthousiaste menait les pays occidentaux au bord du délire. En même temps, l’injustice systématique que subissait le prolétariat depuis l’ère de l’industrialisation commençait à devenir un sujet de préoccupation aux yeux de plus en plus de chrétiens. Dans ce contexte, l’évangile social vit le jour et un bon nombre d’organismes chrétiens d’aide sociale qui existent encore aujourd’hui. Beaucoup de bien fut accompli par ce mouvement. Malheureusement, alors que le pendule se dirigeait vers cette extrémité, plusieurs éléments de l’évangile furent oubliés : notamment, la notion du péché et du pardon et l’autorité de la Bible au-delà de son enseignement exemplaire.

Dans les décennies qui suivirent, avec la Première Guerre mondiale, la crise économique et la Seconde Guerre, l’optimisme à l’égard des « possibilités illimitées de la famille humaine » disparut entièrement. Il était temps pour l’humanité de faire face encore une fois à la noirceur de son coeur et à son besoin de pardon. Depuis ce temps, le pendule se dirige vers l’extrémité du salut personnel, bien qu’il ait toujours existé des voix chrétiennes qui attestent et pratiquent la justice au niveau collectif. Aujourd’hui, en Occident, plusieurs se sentent suspendus en état d’apesanteur, sachant très bien que le pendule commence déjà à se diriger dans le sens opposé. Que faire? Avons-nous seulement comme options d’y résister ou de nous laisser emporter?

Est-il possible de pratiquer les deux volets de l’évangile en même temps? Bien sûr, et c’est ce qu’ont fait des milliers de personnes à travers l’histoire et encore aujourd’hui. Mais pour ce faire, nous avons besoin d’un évangile suffisamment grand et inclusif, et d’un Dieu idem. Pour commencer, nous pouvons considérer simplement Jean 3.16, le verset le plus « surutilisé » de toute la Bible (si cela est possible) et la plupart du temps compris qu’à moitié.

Le mot que nous traduisons par « monde » en français est le mot grec kosmos. Il s’agit d’un mot large, inclusif et compréhensif. Dieu aime tant ce monde, incluant le sol, la végétation, les animaux et les êtres humains, qu’il a donné son fils unique afin que la vie éternelle y règne. Mais la façon dont toute la création peut expérimenter cette vie éternelle est par la foi que seuls les êtres humains peuvent placer en Jésus. Comme l’a dit l’apôtre Paul : « Si par un seul homme, par la faute d’un seul, la mort a régné, ceux qui reçoivent avec abondance la grâce et le don de la justice régneront à bien plus forte raison dans la vie par Jésus-Christ lui seul. »[8]

Qu’est-ce que Paul veut dire par « régner dans la vie » si ce n’est de dire qu’à travers Jésus, les êtres humains sont de nouveau appelés à exercer l’autorité donnée aux premiers êtres humains de veiller sur toute la création, de prendre soin de la nature et de leur prochain? C’est pour cette raison que Paul dit encore quelques chapitres plus loin : « De fait, la création attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. En effet, la création a été soumise à l’inconsistance, non de son propre gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise. Toutefois, elle a l’espérance d’être elle aussi libérée de l’esclavage de la corruption pour prendre part à la glorieuse liberté des enfants de Dieu. »[9]

La justice sociale est au coeur de l’évangile, là où se trouvent également le pardon des péchés et la transformation personnelle. L’un ne va pas sans l’autre. Il n’est pas nécessaire ni biblique de choisir l’un de préférence à l’autre. Les bienfaits d’une vie chrétienne qui inclut ces deux aspects sont multiples pour ce qui est de l’évangélisation, de la formation de disciples et de la manifestation de la pertinence de la foi chrétienne pour la vie dans son ensemble. Surtout, incorporer ces deux volets dans notre vie nous permet de ressembler à Jésus, notre Enseignant, Sauveur, Créateur et Seigneur. L’amour de Dieu devient tangible, le salut passe de la théorie à l’expérience. En cherchant avant tout son royaume et sa justice, ce monde est transformé à travers notre transformation. Viens, Jésus, règne sur nous.


Image de Ben White

  1. Matthieu 5-7.
  2. Willard, Dallas. The Divine Conspiracy,
  3. Matthieu 5.3-12.
  4. Ésaïe 11.9.
  5. 2 Corinthiens 5.15.
  6. Matthieu 6.33.
  7. Amos 5.24. Pour un aperçu de la passion divine pour la justice et l’équité, lis ce chapitre en entier.
  8. Romains 5.17.
  9. Romains 8.19-21.