Un regard sur l’intersection entre la foi chrétienne et le bien commun à partir d’un aspect de la culture intellectuelle actuelle 

On m’a demandé, ainsi qu’aux autres collaborateurs de cette série, de répondre à la question : « Quelle est ma perspective sur l’intersection de la foi chrétienne et du bien commun? » Je pourrais aisément écrire un livre entier sur ce sujet. Ainsi, pour les fins du présent article, je me concentrerai sur un seul élément de cette question, soit la recherche du bien commun par les chrétiens en coopération avec les non-chrétiens.

Afin d’aiguiser un peu plus le sujet, je l’aborderai en prenant en considération un aspect de la culture intellectuelle actuelle que de nombreux chrétiens conservateurs jugent particulièrement problématique, soit la théorie critique (TC), y compris la théorie critique de la race (TCR), une sous-discipline de la TC. Mais avant tout, je dois faire quelques remarques quant à ces divers termes.

Une multiplicité de définitions

La théorie critique cherche à analyser la société selon les formes de pouvoir et d’abus de pouvoir. Cela pourrait sembler inoffensif, mais la controverse est suscitée parce que la TC est enracinée dans ce qu’on appelle l’École de Francfort d’analyse sociale, qui à son tour tire son origine du marxisme. En effet, la TC peut être interprétée comme une forme de « marxisme culturel » qui développe l’analyse que fait le marxisme des strates sociales et du pouvoir tout en délaissant certains éléments de la théorie économique du marxisme ainsi que son soutien à la violence. La TCR est un sous-ensemble de la TC qui se focalise sur la manière dont les structures dans la société (y compris la police) sont injustes et discriminatoires envers les minorités racialisées, et dont cette discrimination est entretenue par des préjugés conscients ou inconscients, notamment le privilège blanc. Le « bien commun » n’est pas un concept homogène (comme on peut facilement le constater en consultant la Stanford Encyclopedia of Philosophy en ligne). Certains protestants s’opposent au concept du « bien commun » pour la simple raison que ce dernier constitue la pierre angulaire de la théologie sociale catholique. Même si j’estime que les discussions catholiques sur le bien commun ont une grande valeur, les protestants peuvent aussi se tourner vers la pensée de Jean Calvin sur le publicum generis humani bonum selon laquelle la recherche du « bien commun de l’humanité » découle à la fois de l’image de Dieu et de l’amour pour son prochain.

En tant que chrétien, participeriez-vous avec des non-chrétiens et des anti-chrétiens à une manifestation publique en faveur de la justice pour ceux qui sont vulnérables ou opprimés?

Un exemple concret de la TCR dans la pratique est le mouvement Black Lives Matter (« la vie des Noir.e.s compte ») que les Québécois connaissent bien. Le terme « BLM » n’est pas univoque, comme l’indique l’article de Wikipedia en anglais sur « BLM » : « L’expression « Black Lives Matter » peut se référer à un mot-clic (hashtag) sur Twitter, à un slogan, à un mouvement social, à un comité d’action politique, ou à une confédération plus ou moins structurée de groupes qui luttent pour la justice raciale. » [notre traduction] Je considère qu’il est utile de faire la différence entre l’usage « populaire » de « BLM » et son usage par le « Network ». L’usage « populaire », selon ce que je comprends, proclame la dignité, l’égalité de traitement et la sécurité équivalente qui sont dues aux Afro-Américains (et, par extension, aux minorités noires en tout lieu) dans la société, particulièrement de la part de la police. De plus, cette proclamation est faite avec le sentiment que nous sommes dans un moment de l’histoire où nous devons profiter de l’élan en faveur de l’égalité pour les Noirs et non le négliger par des truismes qui maintiennent le statu quo tels que All Lives Matter (« toutes les vies comptent ») et White Lives Matter (« la vie des Blancs compte »).

Toutefois, au-delà de ce sens populaire, il y a le sens que donne le BLM Network à l’expression : « Le [BLM] Network place au centre ceux qui ont été marginalisés au sein des mouvements d’émancipation des Noirs », y compris « les queers et les trans noirs, les personnes handicapées noires, les personnes sans papiers noires, les personnes noires ayant un casier judiciaire et les femmes noires, ainsi que la vie de tous les Noirs sur l’ensemble du spectre du genre ». Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, les fondatrices de BLM et du Network, utilisent la TCR comme cadre idéologique qui sous-tend les valeurs et les objectifs du mouvement. Par conséquent, avec l’émergence de ces divers sens et nuances, l’expression « BLM » a acquis une ambiguïté qui peut être inefficace – si l’on affirme l’expression Black Lives Matter (« la vie des Noirs compte ») selon son sens populaire, affirme-t-on également du même coup l’usage que fait le BLM Network de la théorie critique de la race ou même du marxisme social? Pour certaines personnes, cette ambiguïté peut être une source d’hésitation quant à l’affirmation de l’expression Black Lives Matter.

Une multiplicité de réactions

Parmi les chrétiens familiarisés avec ces questions, je constate trois types de réactions à la TC – le rejet acerbe, le rejet accompagné d’appréciation et la sympathie critique. Ainsi, la réaction d’une personne à la TC détermine si, et dans quelle mesure, elle peut soutenir les mouvements TC tels que le BLM Network ou collaborer avec ceux-ci. Ma propre propension à l’égard de la TC relève du point de vue de la sympathie critique. Contrairement à de nombreux critiques, j’ai réellement lu bon nombre des personnalités clés de la théorie critique, y compris Adorno, Horkheimer, Eagleton et Habermas (pendant mes études supérieures). Il est vrai que la théorie critique nécessite de faire l’objet d’un examen, y compris selon des perspectives chrétiennes. Par exemple, tout comme certaines formes de conservatisme peuvent mener à l’autoritarisme (chez la droite sociopolitique), la TC peut aussi mener à l’autoritarisme, mais chez la gauche. La TC peut marginaliser certaines personnes comme celles qui sont religieuses : par exemple, Brandon Paradise, professeur à la Faculté de droit de Emory, a avancé que « la théorie critique de la race a marginalisé la tradition chrétienne afro-américaine [notre traduction] » (Michigan Journal of Race and Law, vol. 20, no 1, 2014). La TC peut être aussi réfractaire à la critique que ceux qu’elle critique. Pour ces raisons parmi d’autres, certains chrétiens s’opposent de façon agressive à tout ce qui relève de la TC. Mais je veux proposer une autre réponse qui offre la critique tout en cherchant à entendre la vérité et la voix de Dieu. Cette réponse m’amène à soulever quatre questions concernant la TC, qui à leur tour m’amèneront à des conclusions sur les chrétiens et le bien commun.

Premièrement, la théorie critique, malgré ses défauts, peut en effet cerner d’importantes formes de pouvoir d’une manière cohérente avec la vision chrétienne du pouvoir et utile pour elle. Une théologie biblique du pouvoir découle de Philippiens 2.6-7 (Semeur) : « [Jésus-Christ] Lui qui était de condition divine, ne chercha pas à profiter de l’égalité avec Dieu, mais il s’est dépouillé lui-même, et il a pris la condition d’un serviteur. » En d’autres mots, dans la théologie chrétienne, le pouvoir a pour but de servir ou de bénir ceux qui sont plus faibles, vulnérables ou marginalisés dans la société. Dans la complexité des structures socioéconomiques de notre époque, la TC peut offrir des outils d’analyse utiles pour discerner les situations où le pouvoir omet de servir ceux qui sont plus faibles ou vulnérables ou opprimés, et où le pouvoir est détourné pour servir ceux possédant le pouvoir. Les chrétiens peuvent employer de telles analyses systémiques et structurales pour cerner les situations où le pouvoir doit être transformé en sacrifice de soi pour le service des autres à l’image de Christ.

Deuxièmement, les outils d’analyse de la TC peuvent s’appliquer aux chrétiens eux-mêmes, qui sont susceptibles dans leur humanité d’abuser de leur pouvoir comme toute autre personne. Certains chrétiens pourraient s’opposer à cette utilisation appréciative de la TC, mais Dieu utilise quiconque il choisit pour dire la vérité, comme on peut le constater dans l’exemple souvent oublié de la mère païenne du roi Lemuel (Pr. 31). Selon un ancien principe chrétien, « toute vérité est vérité de Dieu », peu importe son origine ou la personne qui la dit. S’il faut la TC pour éveiller certains chrétiens afin qu’ils voient leurs abus de pouvoir et leur omission de servir, alors Dieu, dans sa souveraineté, pourrait choisir d’utiliser des voix de la TC. Et en toute humilité, nous devons écouter la voix de Dieu, peu importe d’où elle vient, même de la TC.

En toute humilité, nous devons écouter la voix de Dieu, peu importe d’où elle vient, même de la théorie critique.

En guise d’exemple, je cite les commentaires récents du spécialiste de la Bible conservateur Michael F. Bird : « Il me semble que tout le trope anti-woke et anti-théorie critique de la race [de la part de certains commentateurs chrétiens] ne s’intéresse pas autant à dénoncer l’autoritarisme progressiste et ses politiques raciales diviseuses qu’il sert à nier que les minorités ethniques aient des griefs et que les églises blanches aient l’obligation d’y remédier » (patheos.com, consulté le 13 octobre 2020). En effet, malgré les critiques théologiques valables de la TC, les chrétiens doivent se demander si la TC ne serait pas une source inattendue de la critique de Dieu à l’endroit de l’Église. Si les chrétiens veulent que les théoriciens critiques prêtent attention à leurs critiques, les chrétiens doivent de même être prêts à écouter la TC et la parole de Dieu qui leur est potentiellement adressée à travers la TC. Ce modèle d’écoute mutuelle, que les chrétiens peuvent adopter en premier (plutôt que d’offrir automatiquement une réponse purement réactive), constitue une contribution importante que les chrétiens peuvent apporter au bien commun.

Troisièmement, nous devons reconnaître les occasions où les défenseurs de la TC, tels que les leaders du BLM Network, peuvent être des alliés dans certains aspects de l’œuvre de Dieu. De prime abord, cela pourrait sembler douteux pour certaines personnes, mais nous devons saisir la profondeur de la description que font les Écritures du cœur de Dieu pour les pauvres, les marginalisés, les vulnérables et les opprimés. Nous n’avons qu’à nous rappeler la manière dont Jésus a annoncé le début de son propre ministère dans la synagogue de Nazareth (Lc 4) : « [I]l m’a envoyé pour proclamer aux prisonniers la délivrance et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libres les opprimés… » Je soutiens que nous, en tant que chrétiens, devons collaborer avec les non-chrétiens qui, tout comme Dieu, se préoccupent de servir le bien-être de ceux qui sont vulnérables et opprimés, et je crois que les promoteurs de la TC, y compris les fondatrices du mouvement BLM, partagent essentiellement le cœur de Dieu pour l’affranchissement de l’oppression, de l’emprisonnement injuste, et de la souffrance, même s’ils nient Dieu et vont jusqu’à marginaliser les chrétiens. Cela me rappelle les propos de François Mauriac : « Ceux qui servent la cause du peuple, des pauvres, et qui travaillent pour la vérité et la justice, ont travaillé pour Christ même en le niant. » [notre traduction] Ainsi, en raison de l’immense cœur de Dieu pour ceux qui sont vulnérables ou opprimés, Dieu appelle les chrétiens à collaborer même avec ceux qui nient Dieu.

Quatrièmement, je crois que les mouvements BLM et TC peuvent appeler les chrétiens à un retour au caractère radical de l’Évangile. Les leaders BLM sont prêts à s’élever et à s’exprimer publiquement, à être perçus par la société comme étant radicaux. En revanche, le christianisme peut être conservateur de façons à la fois utiles et moins utiles. Selon mon expérience, ce qui attire la plupart des gens à la foi en Christ n’est pas une vision radicale de l’Évangile pour le monde, mais plutôt l’obtention de paix personnelle, de consolation, ou d’un sens pour leur vie. Cette dernière motivation est bonne, car Jésus a dit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. » Mais Jésus ne veut pas que nous nous arrêtions au message réconfortant de la foi, et pourtant c’est là où les chrétiens veulent souvent rester. Au contraire, nous suivons un Sauveur radical, mais nous ne le réalisons souvent pas, même si nous savons que Jésus a été mis à mort pour avoir critiqué les autorités juives et romaines. Jésus rappelait souvent à ses disciples le coût de le suivre – parce que le suivre, c’est d’être radical dans son propre contexte et ainsi encourir des reproches et un coût, même la perte de sa vie. Aimer son prochain comme Christ a aimé, avec un don de soi profond, et voir le Royaume de Dieu et son impact profond à la fois pour les individus et pour la société, c’est d’être profondément radical et d’agir de manière radicale.

Jésus rappelait souvent à ses disciples le coût de le suivre – parce que le suivre, c’est d’être radical dans son propre contexte et ainsi encourir des reproches et un coût, même la perte de sa vie.

J’aimerais proposer ce qui suit comme question servant à évaluer votre volonté de suivre le caractère radical de Jésus : en tant que chrétien, participeriez-vous avec des non-chrétiens et des anti-chrétiens à une manifestation publique en faveur de la justice pour ceux qui sont vulnérables ou opprimés? Moi je le ferais, et je l’ai déjà fait. La participation à une telle manifestation pourrait rendre certains chrétiens mal à l’aise, car ils la considèrent comme étant de trop, comme dépassant les limites. Pourtant, nous ne reconnaissons pas des moments radicaux équivalents dans les Écritures, comme la foule qui accueille Jésus à Jérusalem au début de la semaine de la Pâque. Il s’agissait d’un acte anti-romain révolutionnaire, comparable à l’accueil d’un nouveau dirigeant en remplacement de l’empereur; et le fait d’agiter des branches de palmiers devant Jésus au moment où il faisait son entrée à Jérusalem sur le dos d’un âne était comparable au brandissement de pancartes antigouvernementales dans une manifestation aujourd’hui. Jésus était un radical pacifique et non violent, mais l’amour agapé profond perturbe radicalement les intérêts et systèmes humains autocentrés. J’aimerais suggérer que Dieu ne se préoccupe pas de notre niveau de confort, mais plutôt de la cause de la mission qui comprend non seulement l’évangélisation, mais aussi la compassion et la justice pour les femmes, les enfants, les réfugiés, les pauvres, les personnes handicapées et d’autres, y compris les minorités racialisées et les minorités culturelles, qui sont vulnérables ou opprimés ou qui souffrent dans un contexte quelconque.

Pour ce qui est des questions sociales (y compris les questions sexuelles, politiques et économiques), il existe une pression très forte aujourd’hui, à la fois dans la société et dans nos églises, pour se définir soit comme conservateur, soit comme progressiste. Pourtant, je crois que la condition humaine est infusée dans les visions du monde conservatrice et progressiste, et donc les deux peuvent offrir un éclairage sur le bien-être humain tout en maintenant des croyances très erronées (et même carrément folles). Ainsi, je refuse de me définir comme conservateur ou progressiste – je veux simplement suivre Jésus, ce qui me mène à des points de vue qui coïncident avec des positions conservatrices, et d’autres fois à des points de vue qui coïncident avec des positions progressistes.

Je crois que la condition humaine est infusée dans les visions du monde conservatrice et progressiste, et donc les deux peuvent offrir un éclairage sur le bien-être humain tout en maintenant des croyances très erronées.

Ceci nous ramène à la TC, à BLM et au bien commun. Les chrétiens devraient offrir une critique de la TC au nom de la vérité, du Royaume de Dieu et du bien commun. Mais nous devons aussi nous mettre à l’écoute de la vérité et de la critique : quelle part de la vérité de Dieu le mouvement BLM ainsi que d’autres mouvements de la TC pourraient-ils posséder que Dieu veut que nous, les chrétiens, entendions? Le bien commun exige que nous, les chrétiens, interagissions pacifiquement avec ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord – pour dire la vérité dans l’amour, pour tendre l’oreille à la vérité dans l’amour, et pour agir dans l’amour avec les non-chrétiens en vue du bien commun.


Image de Martin Reisch sur Unsplash.